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Souvenirs d’un Café avec Derradji Dilmi

La dernière fois que j’ai rencontré M. Dilmi Derradji c’était durant une de mes visites à Annaba à l’automne 2012.

Il était passé nous prendre, moi, ma mère et une amie, à notre quartier.

Un jour ensoleillé, après la révolution tunisienne.

Nous avions pris un café, sur la côte, et avions parlé simplement des bouleversements qu’avait vécu l’Algérie et la Tunisie durant les deux dernières décennies, qui avaient impacté sur ces deux peuples, et sur nos deux familles.

Je vois encore la lumière de son regard, amusé, généreux. 

Avec mon père, Mohamed Salah Rezine, ils étaient très actifs au syndicat des sidérurgistes d’El Hadjar. Mon père ouvrier, lui ingénieur. Tous deux membres du PAGS, pendant et après la clandestinité.

Une camaraderie qui avait soudé les deux familles. La lutte, quotidienne. Entre le poste trois-huit, les réunions syndicales, et les réunions clandestines du parti, je ne voyais pas souvent mon père. J’imagine que c’était la même chose pour la famille Dilmi.

Le café commandé, la voix sincère et les yeux au loin, il nous avait confessé qu’il n’y avait qu’une seule chose qu’il n’arriverait pas à pardonner à son ancien camarade : d’être parti en 1994 sans prévenir. En effet, en Septembre de cette année, nous avions pris l’essentiel : quelques draps, des matelas, des coussins, et le vélo de mon grand frère ; et entassés à six dans la Renault Express, nous avions tracé vers Oum Teboul, le poste frontalier au Nord-Est. Dans la tradition familiale, personne n’était au courant. Mon père était particulièrement paranoïaque. “déformation professionnelle”, disait-il souvent, avec un brin d’auto-dérision. Cela l’avait, j’imagine, souvent sauvé de la prison, ou du moins avait retardé ses arrestations multiples. 

Cela devait être difficile pour les deux amis de longues dates, surtout pour M. Dilmi. Je comprenais tout à fait son sentiment.

M. Dilmi avait aussi évoqué ces années – là, dures. La décennie noire. Les camarades se faisaient assassiner régulièrement. Il se souvenait d’un camarade, invité à un mariage dans un quartier réputé FIS. Tout le monde l’en avait déconseillé. Mais il n’en avait fait fi, au prix de sa vie. 

Quelques mois après, M. Dilmi avait été victime d’un accident de voiture, dont il s’est rétabli difficilement, et miraculeusement. 

Je l’avais ensuite questionné sur son parcours politique, et sur le communisme en général. Qu’est ce qui fait qu’un être humain épouse une lutte, pourquoi devient-on syndicaliste, communiste, islamiste, ou m’enfoutiste. C’est des questionnements qui me venaient depuis ce départ précipité vers la Tunisie, et surtout depuis la révolution tunisienne, 20 ans après. En Tunisie, le PCOT était particulièrement présent, organisé, sur le terrain. Les positions de ce parti, aussi clandestin, m’apparaissaient extraordinairement justes, tout au long de la dictature benaliste. Il y avait certainement ce vocabulaire Marxiste Léniniste parfois indigeste, mais les prise de positions était cohérentes: droits de l’homme, démocratie, lutte des classes.

Sur mes questionnements théoriques, M. Dilmi avait répondu que si j’étais intéressé, il fallait lire les publications théoriques, ce qu’il nommait gentiment et d’un balaiement de la main “ces merdes”, pour justement ne pas leur donner plus d’importance qu’elles n’en ont. En trois mots il venait de démystifier ces écrits, sans leurs enlever leurs importance, et du coup de me décomplexer par rapport à tous mes camarades qui me servaient du Lénine et du Marx au petit déjeuner et en kemia.

On avait ensuite parlé de lui, comment en est-il venu à ce chemin. C’est en Italie, où il était en formation professionnelle, j’imagine dans les années 70, où il avait commencé à se frotter aux mouvements ouvriers et de gauche. Entre deux rires il avait raconté comment il s’était retrouvé dans une manifestation organisée par l’Unità, dont il distribuait le journal ou le tract, et durant laquelle il avait dû fuir la répression de la police anti-émeute, en se cachant dans une église.

De retour en Algérie, et du coup à El Hadjar, il voulait continuer cette lutte qu’il avait goûtée chez nos voisins du nord. Il avait trouvé mon père, le reste coule de source.

Les deux ont été élus représentants du personnel, même s’ils n’étaient pas membres du FLN (parti unique), surtout pendant la période de la GSE (Gestion Socialiste des Entreprises), une approche algérienne à l’autogestion des entreprises d’Etat, très vite avortée. 

Pour anecdote, il nous avait raconté que lors d’un conseil de direction de l’usine, les dirigeants de la SNS leur avaient proposés un stage au Japon, un échange de formation et de mise à niveau technique. Mon père flairant la tactique d’éloignement, leur avait répondu que ce serait peut-être les dirigeants qui devraient faire ce stage, pour apprendre à mieux gérer l’entreprise.

Je lui ai demandé s’il y avait eu des décisions syndicales ou politiques prises dans le passé qu’il regrette. Il m’a parlé d’une grève à l’usine, probablement début des années 80, où les ouvriers étaient derrière les leaders syndicaux qu’étaient M. Dilmi et mon père, et bien décidés à aller loin par rapport à leurs revendications, je crois de liberté des représentations syndicales. Après un coup de fil à “la direction” du Parti à Alger, recommandation était faite d’arrêter le mouvement de grève. M. Dilmi regrette cette décision. Compliqué l’enchevêtrement lutte politique et syndicale !

Il évoqua à ce titre un modèle de syndicalisme espagnol, où les représentants syndicaux étaient choisis pour une mission spécifique, et regagnaient les rangs en tant qu’ouvrier non représentatif une fois la mission finie.

Cette discussion et sa vision tendre et humaine par rapport à la lutte m’ont accompagné dans les années qui suivirent, bien que je ne prétende pas à son engagement ni à celui de mon père.

Plus tard il est passé à Tunis avec sa fille pour se recueillir sur la tombe de mon père.

En Mai 2019, je l’ai eu brièvement au téléphone, alors que j’étais de passage à Annaba. Sa voix était déjà fatiguée par la maladie, mais digne. Il n’était pas possible de se voir ce jour-là, et j’ai dû repartir en soirée vers Tunis. C’était le premier jour du Ramadhan.

La nouvelle de sa mort m’a empli d’un sentiment de tristesse et de perte, et des pensées émues pour sa famille et ses amis. Un autre témoignage de la construction de la nation algérienne qui disparaît, je m’en suis voulu de ne pas l’avoir enregistré et plus interrogé.

M. Dilmi disparaît dans le plus beau des hommages, celui de la jeunesse Algérienne qui n’en finit pas de renouveler sa lutte contre l’injustice sociale et l’impérialisme.

Livre sur Dilmi Derradji, édité par ces camarades de lutte